Le monde littéraire a largement exploré le fait divers, communément appelé « true crime ». Sur L’Explorateur littéraire, notre chroniqueuse Mariel a même consacré tout un dossier entier à des ouvrages retraçant l’affaire Xavier Dupont de Ligonnès. Par ailleurs, Libération et Society ont chacun lancé une collection de livres consacrés aux faits divers, qu’ils soient célèbres ou méconnus.
C’est pourquoi nous revenons aujourd’hui sur l’un des textes fondateurs du genre : De sang-froid (In Cold Blood) de Truman Capote, publié en 1965.
Le 15 novembre 1959, à Holcomb, dans le Kansas, quatre membres de la famille Clutter sont retrouvés assassinés dans leur ferme. Qui a pu commettre une telle horreur ? Malgré les efforts de la police pour explorer le passé de la famille Clutter et leur entourage, rien ne laisse supposer que les victimes soient mêlées à une sombre histoire pouvant expliquer leur tragique disparition.
Truman Capote prend alors connaissance de cette affaire dans la presse. En quête d’un sujet captivant pour son prochain ouvrage, il décide de se rendre sur les lieux, accompagné de Harper Lee (Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur). L’auteur de Petit-déjeuner chez Tiffany interroge les voisins — que Capote désigne dans son premier long chapitre comme « les derniers à les avoir vus en vie » — afin de mieux comprendre la dynamique de la communauté et les Clutter eux-mêmes.
Pour les habitants, l’annonce du drame provoque une véritable stupeur : « À ce moment-là, dans Holcomb qui sommeillait, pas une âme n’entendit les quatre coups de fusil qui, tout compte fait, mirent fin à six vies humaines. » Capote s’intéresse également aux enquêteurs qui travaillent sans relâche sur cette affaire. Grâce à ce minutieux travail de reconstitution, il parvient à redonner vie, le temps d’un long chapitre, à la famille Clutter, leur offrant une humanité qui dépasse leur rôle de victimes éternelles.
Le travail des enquêteurs finira par porter ses fruits : les assassins, Dick Hickock et Perry Smith, deux marginaux qui s’étaient rencontrés en prison, seront retrouvés et arrêtés. C’est à ce moment-là que De sang-froid prend une autre dimension. Capote s’engage dans un processus de « roman-vérité » où il s’efforce de décortiquer tous les aspects de cette affaire, osant même sous-titrer son livre Récit véridique d’un meurtre multiple et de ses conséquences. Il se penche alors longuement sur la psychologie des deux tueurs, cherchant à retracer leur parcours et à comprendre comment ils ont pu en arriver là, pour un butin aussi dérisoire — entre quarante et cinquante dollars — sans jamais justifier leur acte monstrueux ni minimiser la voix des victimes.
Et c’est justement là que réside tout le génie de Capote, qui sera profondément affecté par ce long processus d’écriture. Il s’approche des assassins, en particulier de Perry Smith, envers qui il semble faire preuve de moins de dureté tout au long de l’ouvrage. Très marqué par cette rencontre, Capote sombrera dans une profonde dépression après la publication de De sang-froid.
Comment Smith et Hickock, malgré leurs échecs et leurs médiocrités, ont-ils pu atteindre un tel degré de déchéance ? À quel moment bascule-t-on dans l’irréparable ? Pourquoi n’ont-ils pas fait marche arrière lorsqu’ils en avaient encore la possibilité ? Les interrogations soulevées par ce crime se multiplient au fil des pages et, on l’imagine aisément, au cours des entretiens menés par Capote.
Au-delà de l’effroi suscité par cet acte, le lecteur — et certainement Capote lui-même — doit accepter qu’il n’obtiendra pas toutes les réponses. Capote cherche avant tout à sonder l’âme humaine, à reconstituer un parcours de vie jalonné de failles, celles qui mènent inexorablement à la monstruosité.
Al Dewey, l’enquêteur principal, incarne sans doute le protagoniste qui exprime le mieux les multiples réflexions qui peuvent traverser à la fois l’écrivain, les habitants de Holcomb et le lecteur :
« Au cœur du silence de Dewey, il y a de la tristesse et une fatigue profonde. Son ambition avait été d’apprendre “exactement ce qui s’était passé dans cette maison cette nuit-là”. Par deux fois maintenant, on le lui avait dit [...] Mais, bien que les confessions eussent répondu au comment et au pourquoi, elles ne satisfaisaient pas son sens de la logique. Le crime était un accident psychologique, un acte impersonnel en fait ; les victimes auraient tout aussi bien pu être tuées par la foudre. À une chose près : elles avaient connu une terreur prolongée, elles avaient souffert. Et Dewey ne pouvait oublier leurs souffrances. Néanmoins, il lui était possible de regarder sans colère l’homme qui était à côté de lui – avec une certaine sympathie, même – car la vie de Perry Smith n’avait pas été un lit de roses mais un cheminement pitoyable, sinistre et solitaire vers une série de mirages. La sympathie de Dewey n’était pas assez profonde cependant pour faire place à l’oubli ou au pardon. »
De sang-froid est à la fois une autopsie méticuleuse de la monstruosité et un puissant plaidoyer contre la peine de mort.
Cette œuvre demeure fascinante, car elle nous plonge dans l’intériorité du mal tout en n’oubliant jamais les victimes. C’est sans doute pour cette raison que le texte se termine sur le souvenir de Nancy Clutter, symbole même de l’innocence.
Truman Capote réussit à maintenir un flou entre littérature et journalisme, donnant ainsi une voix essentielle au réel. Ce défi, brillamment relevé, a certainement précipité la chute mentale de son auteur.
Dans ce livre dense, Capote restitue la voix de tous les protagonistes sans trahir leur essence. Sa propre voix reste officiellement absente, mais c’est précisément en s’effaçant derrière les leurs qu’il parvient à faire entendre la sienne.
En tant que chroniqueur du réel et auditeur attentif, Capote fait finalement preuve de sang-froid, sondant l’âme humaine dans ses aspects les plus sombres sans tomber dans la complaisance.
