L’Homme surnuméraire de Patrice Jean : deux anti-héros face à la tyrannie du conformisme

Serge a la quarantaine bedonnante et la calvitie naissante. Un appartement en banlieue, un job ennuyeux, pas de grande passion, une épouse qui le traite comme un vrai loser et deux enfants adolescents qui ne remarquent même plus sa présence. Un type « de trop » dans son propre foyer. Un type « de trop » dans son boulot. Un type « de trop » dans la société. Bref, un type comme on en croise tous les jours dans le RER.

Patrice Jean nous propose de suivre les pérégrinations de ce personnage, (anti-)héros de l’Homme surnuméraire, pour explorer l’absurdité de notre époque, où exister sans briller devient un luxe réservé aux autres. En abordant la thématique de l’inadaptation sociale de personnages ordinaires qui paraissent pourtant tout sauf marginaux, le roman se présente comme une satire sociale au vitriol, aussi désenchantée qu’hilarante.

Un seul roman, deux inadaptés

Car Serge n’est pas le seul inadapté du roman, qui propose de suivre deux récits parallèles : celui de Serge, donc, mais également celui de Clément. Le premier, confronté au mépris et à l’indifférence des siens, incarne cet homme « surnuméraire » qu’on ne remarque même pas dans la rue et dont personne ne se souvient jamais. Petit à petit, Serge sombre dans une profonde crise existentielle, dans le silence et l’anonymat. De son côté, Clément est un auteur raté, mi-aspirant à futur génie de la littérature, mi-glandeur professionnel. Face aux pressions de son entourage, il finit par renier toutes ses convictions littéraires pour abandonner le chômage de longue durée et accepter, pour le compte d’un éditeur, d’« adapter » les classiques de la littérature à la « morale » moderne. En d’autres termes, il est chargé de caviarder et d’expurger les grandes œuvres de la littérature mondiale pour les adapter à l’antiracisme, au féminisme, à l’écologisme, au workisme, et à tous les « -ismes » du moment.

Les destins de ces deux hommes qui semblent vivre dans deux mondes différents vont pourtant finir par se croiser dans une trame où fiction et réalité se confondent avec un humour grinçant. L’utilisation subtile de la mise en abyme vous oblige à vous interroger sur la réalité d’une époque qui broie les âmes sans éclat et dompte les anticonformistes.

Plume acérée et conformisme ambiant

Avec son sens habituel de l’humour et de la critique sociale, Patrice Jean dresse dans ce roman une merveilleuse critique de l’époque contemporaine. En portant un regard acerbe sur le conformisme qui gangrène la société, l’Homme surnuméraire remet en question, avec ironie et avec brio, les normes de notre temps en s’attaquant violemment au politiquement correct, que celui-ci prenne la forme de conventions éditoriales, de discours mondains ou de relations humaines.

Grâce à son style acéré et incroyablement efficace, l’auteur vous propose une satire à la fois virulente et subtile tout en conservant les caractéristiques d’un roman facile à lire. Désabusé, ironique, brillant, quelques relents nihilistes : on retrouve dans cet ouvrage des fulgurances dignes du meilleur Houellebecq.

Le singulier écrasé par le jugement collectif

Au travers de Serge et de Clément, Jean dresse avant tout le portrait de deux inadaptés de la modernité. Aussi pathétique que touchant, Serge devient le symbole du malaise existentiel d’une époque individualiste et intransigeante qui bouleverse tous les repères. Clément incarne de son côté le compromis, le « pacte avec le diable » de la cancel culture et la perte totale d’authenticité.

En observant les tribulations de ces deux personnages écrasés par le poids du conformisme, le lecteur se rend compte que nous évoluons dans une société où le moindre acte de singularité devient un faux-pas. Serge et Clément vous poussent ainsi à vous interroger sur le poids du jugement collectif mais également sur la réécriture permanente du passé pour répondre aux normes du présent, quitte à sacrifier l’authenticité, la sincérité, l’art et le beau.

Humour noir, norme et individu

L’Homme surnuméraire dérange autant qu’il divertit. Avec ses personnages qui tentent de survivre dans un monde où il n’y a plus de place pour les nuances, pour la banalité et pour l’ordinaire, le livre vous pousse à réfléchir sur la place de l’individu lorsque la norme (aussi progressiste qu’elle puisse paraître) devient religion. L’auteur vous plonge dans une critique subtilement corrosive du monde actuel, marqué par la cruauté, la solitude, la mise aux normes permanente et la morale aussi fluctuante qu’implacable. Un monde où il n’y a plus de place pour celui qui n’est pas remarquable ou pour celui qui se rebelle.

En évoquant aussi notre propre dépendance à l’attention d’autrui ainsi que les mécanismes de mise à mort sociale, le roman s’interroge sur la folie contemporaine, la culture du paraître et ceux qui ont le courage d’assumer leurs convictions, tout en admettant que l’anticonformisme a parfois un prix très élevé.

Si vous aimez la satire sociale ou si vous vous interrogez sur l’ambiance du moment, ce roman vous plaira et vous fera même hurler de rire chapitre après chapitre. Indéniablement, une lecture à recommander aux esprits libres qui n’ont pas peur de voir la société sous un autre angle.

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A propos de l'auteur ...

Antoine Robardey
Traducteur. Expatrié depuis près de vingt ans. Allergique par principe aux modes, aux lieux communs, au prêt-à-penser et au métro-boulot-dodo.
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