« J’écrirai pour venger ma race », les débuts d’Annie Ernaux
En 2022, l’Académie suédoise récompensait Annie Ernaux du Prix Nobel de Littérature pour « le courage et l’acuité clinique avec laquelle elle met à découvert les racines, les éloignements et les contraintes collectives de la mémoire personnelle ». Couronnement suprême d’une vocation, mais plus encore d’une promesse qu’elle s’était faite à l’aube de sa vie d’écrivaine, lorsqu’à 22 ans, elle écrivait dans son journal intime : « J’écrirai pour venger ma race ». Retour sur les débuts en littérature d’Annie Ernaux.
Écrire, « un symptôme de pauvreté »
Certaines vocations sont foncièrement politiques. C’est le cas d’Annie Ernaux, née Duchesne, qui grandit dans un milieu modeste de parents contraints de quitter l’école à 12 ans pour travailler à l’usine. Et toutes les enquêtes sociologiques le prouvent : la reproduction sociale est une acharnée à la dent dure. Le grand-père d’Annie est illettré. Bientôt, les parents de la fillette quittent l’usine et ses trois-huit éreintants pour ouvrir un petit café-épicerie dans un village de Normandie, d’où elle est originaire. Bonne élève, curieuse et appliquée, Annie n’a pas le choix — les études, qu’elle chérit, et dans lesquelles elle se fond tout entière seront son salut. Sa mère le sait, elle aussi.
La jeune fille obtient son Bac à Caen en 1959. Après une expérience en tant que fille au pair, Annie Ernaux décide de s’inscrire à l’Université de Rouen pour y étudier les Lettres modernes ; études qu’elle poursuivra et achèvera à Bordeaux. À cette époque, la jeune femme ne sait pas tellement ce qu’elle veut faire de sa vie, elle pense un temps à devenir institutrice ; parce qu’il faut bien un métier, parce qu’il faut bien s’élever. Être indépendante. « La littérature, c’est un symptôme de pauvreté, le moyen classique de fuir son milieu », écrira-t-elle quelques années plus tard dans Les Armoires vides (1974, Gallimard).
Un premier refus
Nous sommes en 1962, Annie Ernaux est étudiante en Lettres, mais son cœur est ailleurs. Elle écrit, et les jours passants, ne pense plus qu’à ça. Un journal intime d’abord, qu’elle tient avec beaucoup d’assiduité et dans lequel elle relate ce monde de galère qui la désole, cette tante alcoolique, cette mère continuellement courbée au-dessus de l’évier, tous ces gens, les mains dans le cambouis, préoccupés, enserrés dans un quotidien à la fois morne et délétère ; ceux qu’elle a côtoyés toute son enfance à Yvetot, dans le café de ses parents. Toutes ces discussions, toutes ces situations, toute cette injustice, Annie Ernaux les ressent jusque dans sa chair ; à 22 ans alors, elle affûte son premier couteau et écrit, cinglante et révoltée : « J’écrirai pour venger ma race ».
À une amie de fac, elle confie vouloir écrire, mais refuse continuellement de faire lire ce qu’elle écrit. Elle s’invente des scénarios et voyage au gré de ses expériences de pensée : « Annie Saint-Claire publiera son premier roman », écrit-elle quelque part, comme un présage. Au même moment d’ailleurs, elle achève un premier roman, lequel, du propre aveu de l’écrivaine, est très largement inspiré du Nouveau Roman, un mouvement littéraire très en vogue dans les années 60. Ce roman sera refusé. Les années passent et le temps file. Annie Ernaux continue ses études, les achève, épouse en 1964 un étudiant de Sciences Po. Il s’appelle Philippe Ernaux.
Traversée du désert
Annie Ernaux enseigne dans le secondaire, des classes de seconde, des étudiants en filière technique et professionnelle ; elle reconnaît en eux l’enfant puis l’adolescente de milieu modeste qu’elle a elle-même été. L’enseignante accueille un premier fils, puis un autre, très vite. Elle partage le même quotidien que beaucoup de femmes, coincée entre les impératifs qu’il incombe à une mère et ceux qui incombent à une épouse ; et le rêve qu’elle avait un temps caressé lorsqu’elle était étudiante s’évanouit peu à peu.
« En couple avec deux enfants, un métier d’enseignante, et la charge de l’intendance familiale, je m’éloignais de plus en plus chaque jour de l’écriture et de ma promesse de venger ma race », confie-t-elle. Mais Annie Ernaux s’accroche et ne désespère pas. Elle décide de suivre, par correspondance, une formation à l’agrégation, qu’elle obtient en 1971. Agrégée de Lettres modernes, Annie Ernaux exerce son métier de professeure auprès du Cned. Ce mariage, cette vie de mère, d’enseignante pèsent sur l’écrivaine qu’elle veut absolument devenir. Elle raconte : « Le réel me rattrape, me submerge, m’étouffe : un avortement clandestin, un mariage, des enfants et un poste de prof, à quarante kilomètres de chez moi, parce qu’il faut bien gagner sa vie. » Elle conclut, amère : « Pas moyen d’écrire une ligne ».
C’est un voyage au Chili, organisé par le média Le Nouvel Obs qui redonnera à la prof de Lettres la détermination pour repartir au combat. Elle écrit, encore, encore et toujours, et pour la première fois, trouve en elle la force de confronter ses écrits à un lectorat ; ce sera Philippe, son mari. Les critiques sont acerbes. Annie Ernaux continue, persévère, ne lâche rien. En secret alors, ses textes, désormais clandestins, prennent forme et s’organisent.
Le temps de la vengeance
Puis vient l’année 1974, et une première consécration. Le premier roman, autobiographique, d’Annie Ernaux voit le jour aux éditions Gallimard : Les Armoires vides. Très vite, un deuxième, Ce qu’ils disent ou rien paraît en 1977, et une première récompense tombe : Annie Ernaux obtient, pour ce roman, le prix d’Honneur du roman. À partir de ce moment-là, l’auteure ne cesse d’écrire, de publier et beaucoup de prix suivront ; notamment le Renaudot en 1984.
En 2008, Annie Ernaux se fait définitivement une place dans le microcosme très parisien de la littérature française avec la parution des Années, livre pour lequel elle reçoit le prix Marguerite-Duras. Annie Ernaux est désormais une figure incontournable, dont les romans sont traduits dans plusieurs langues et mis en scène au théâtre et au cinéma. En 2022, elle reçoit le Prix Nobel de Littérature pour l’ensemble de son œuvre, plus de vingt récits et romans.
Annie Ernaux confie : « Je n’ai pas cherché à faire carrière, mais à préserver la possibilité d’écrire. (…) Devant chaque livre à écrire, je ne suis rien, chaque fois c’est une lutte ». Une lutte de laquelle elle est sortie définitivement vainqueure. Comme une promesse tenue.
1 : Entretien pour La Femelle du Requin le 8 octobre 2022. Disponible sur le site En attendant Nadeau : https://www.en-attendant-nadeau.fr/2022/10/08/entretien-annie-ernaux/
2 : « Annie Ernaux : “Je ne pensais qu’à désobéir”, Sandrine Blanchard, Le Monde, 6 octobre 2022.
Bio
1940 : Naissance à Lillebonne
1959 : Obtient son Bac à Caen
1962 : Écrit son premier roman, refusé
1971 : Obtient l’agrégation de Lettres Modernes
1974 : Parution de son premier roman, Les Armoires vides (Gallimard)
1984 : Reçoit le Prix Renaudot pour La Place (Gallimard)
2000 : Quitte son métier d’enseignante
2017 : Reçoit le Prix Marguerite Yourcenar pour l’ensemble de son œuvre
2022 : Reçoit le Prix Nobel de Littérature
Les livres qui l’ont marquée
Margaret Mitchell, Autant en emporte le vent (qu’elle a lu à l’âge de 9 ans)
Charlotte Brontë, Jane Eyre
Guy de Maupassant, Une Vie (qu’elle lit à 13 ans, en cachette)